Premier chapitre au cinquième
 
 
1
 
La première fois que Monsieur et Madame Lebosquet ont appris à leur fils qu’il allait partir travailler à l’abbaye du village, Edward faillit hurler. Depuis tout petit, il ne s’intéressait pas à la religion, il disait que ce n’était juste que des inventions pour pouvoir nous ennuyer tous les dimanches. Pourtant, il n’avait pas le choix. Dans leur petit village, le christianisme et toutes les communions avaient une grande importance au sein des habitants. On disait là-bas qu’un homme ayant passé toute son adolescence à travailler et à suer pour l’église était un homme pur et autorisé à accomplir tout ce qu’il désirait. Pourtant, rester enfermé dans une abbaye triste et qui sentait l’humidité ne lui plaisait pas énormément et ne voir personne à l’extérieur excepté les jours de juillet et août ne l’emballait guère non plus. Ayant des préjugés pareils, Edward, que ses amis appelaient Eddy, n’était pas prêt d’accepter un tel destin. Pourtant, un jour, il céda.
C’était le jour de ses 11 ans. Sa fête d’anniversaire ayant été terminée, ses parents lui agrippèrent les épaules et lui annonçèrent : « A partir de la semaine prochaine, tu iras vivre à l’abbaye ! N’est-ce pas formidable ? » Mais Eddy n’eut pas la réaction que ses parents attendaient. Il hurla, pleura et courut s’enfermer dans sa chambre pour échapper à la colère de son père. Il n’en sortit pas jusqu’à ce que ses parents lui ordonnent d’aller se coucher et d’arrêter de faire du boudin. Même si Eddy était un garçon fier, il ne broncha pas et s’enveloppa de ses draps d’un blanc immaculé en versant une dernière larme de sa déception et de sa colère. Le lendemain, ses parents décidèrent de l’emmener au parc pour se détendre de la mésaventure du jour précédent. Ils arrivèrent donc au parc quasiment désert, puisque c’était l’heure du diner pour les petits enfants. Monsieur Lebosquet autorisa son fils à s’éloigner un peu pour se promener seul, comme un grand garçon. Son épouse le prévint tout de même de ne pas aller trop loin, puisqu’ils ne restaient pas très longtemps. Eddy s’éloigna donc de quelques mètres vers le toboggan et commença à escalader la petite échelle en bois qui donnait vue sur tout cet espace de sable blanc. Il se mit en position pour dévaler la petite descente mais il s’arrêta net. Il n’avait pas le cœur à s’amuser ce jour-là. Il baissa les yeux et renifla.  
-    Hé bien, Eddy ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Cette voix le fit sursauter. Elle était forte et elle semblait parfaite pour un garçon fier mais pas pour un enfant de 11 ans. Pourtant, elle appartenait à un ami proche d’Eddy.
-    Elie ! Tu m’as fait peur !
Elie était son meilleur ami depuis la maternelle. Eddy aimait se faire des amis si ceux-ci avaient une particularité. Par exemple, Elie avait des cheveux noirs tirés en arrière qui donnaient l’air d’un genre de petit ballon de rugby renversé au sommet de son crâne. Ses yeux marron ne cessaient de briller chaque jour d’une gaieté inégalée et son sourire pourvu de grandes dents blanches faisait légèrement peur lorsqu’il forçait trop. Mais ça plaisait à Eddy, qui ne pouvait s’empêcher d’avoir un bon fou rire de temps en temps avec son camarade. Mais ce jour-là, ce ne fut pas le cas. La tristesse envahissait le visage du futur « fidèle ».
-    Tu tires une tête jusque par terre, disait Elie avec un petit sourire moqueur. Qu’est-ce que t’as ?
-    Je ne peux pas te le dire, tu te moquerais, répondit l’autre en sentant les larmes monter.
-    Mais non, aller ! J’te jure que je ne me moquerai pas !
Ils se regardèrent longtemps, comme pour voir lequel des deux céderait en premier. Eddy s’apprêta à cracher le morceau lorsqu’ils entendirent un bruit venant du buisson le plus proche et le plus feuillu.
-    C’est bon ! Je t’ai vu ! Aller, viens ici, hurla Elie sur le buisson. Comme il n’y avait aucune réponse, il empoigna le bras de son copain et l’invita à aller voir.
-    Viens, on va lui faire peur !
-  C’est qui, « lui », demanda Eddy d’un air intéressé. Comme réponse, le nerveux sauta derrière le buisson en hurlant « Bouh » et en sortit de celui-ci un petit garçon dont on apercevait que les cheveux blonds. Eddy fut surpris de la rapidité avec laquelle il était apparu et trébucha sur une canette de coca vide qui avait été abandonnée par un passant. Elie sortit à son tour en éclatant de rire et poussa légèrement l’inconnu pour « l’aider » à se relever.
-    Je t’ai eu ! Au fait, Eddy, je te présente Séraphin !
Le soi-disant Séraphin se redressa légèrement et leva la tête vers Eddy. Celui-ci fut quelque peu choqué par la beauté de cet enfant et par le fait qu’il était tout simplement adorable à regarder. Sous une masse de cheveux blonds crème, on pouvait remarquer l’éclat de ses grands yeux turquoise qui exprimait toute la fragilité et l’innocence de cet enfant d’à peine 8 ou 9 ans. Il avait l’air tellement faible et sans défense qu’Eddy eut une profonde envie de le serrer tout contre lui, comme pour le protéger du regard des vautours. Mais il avança juste sa main vers sa chevelure pourvue de reflets dorés et attrapa délicatement quelques mèches. Séraphin ferma les yeux et sentit ses pommettes rougir de timidité.
-   Tu l’aimes déjà, on dirait ! T’as raison, il est vachement attachant, s’exclama Elie qui se remettait de son bond de kangourou.
En entendant cette agréable remarque, le visage de Séraphin vira de plus belle au rouge tomate, ce qui fit sourire Eddy. Mais son regard fut attiré par le torse de l’enfant : une chaine d’ambre noir se cachait sous sa veste pourpre. Il défit le col délicatement et s’empara de l’extrémité du collier afin de satisfaire sa curiosité. Il découvrit entre ses fines mains un objet argenté et en bois qui lui rappelait quelque chose, c’était une croix.
-    Dis-moi, Séraphin, est-ce que tes parents sont aussi pratiquants, demanda-t-il en se penchant vers Séraphin.
-   Mes… parents ? O-oui…, répondit-il sans cesser de rougir. Enfin, j’ai juste une maman.
-  Et pas de papa, proposa Elie, intrigué, tout en soulevant un sourcil.
-     Mon papa, il est mort.
La tristesse avec laquelle ces mots sortirent de la bouche de Séraphin bouleversa Eddy. Il voulait le prendre dans ses bras et lui dire que son père était encore en vie mais c’eût aurait été plus facile s’il l’avait connu. Il rangea la parure à l’intérieur du blouson et tapota Séraphin sur l’épaule pour lui redonner du courage. L’enfant sourit, et rien que cela pouvait raviver n’importe qui. Eddy posa sa main sur la soyeuse chevelure de l’adorable chérubin, Elie l’imita. Les yeux de Séraphin reflétaient l’embarras et la satisfaction en même temps. Mais un appel venant de plus loin venait interrompre leur conversation. La puissante voix du père d’Eddy résonna à travers tout le parc. Celui-ci entendit ses pas se rapprocher.
-     Edward ! Nous devons y aller !   
-    Déjà ? Dommage, s’exclama Elie d’une mine déçue. On commençait à peine à s’amuser !
Eddy se tourna vers le plus jeune des trois enfants, et  saisit la déception dans le regard de celui-ci qui baissa la tête. Séraphin prit sa croix dans ses mains et les serra bien fort autour.
-    J’espère qu’Il veillera sur toi, murmura-t-il doucement à son oreille.
-    Tiens ! Ce chapelet…
Eddy se tourna vers son père qui s’approcha de Séraphin.
-    Tu es déjà à l’abbaye ?
Le jeune garçon ne comprit pas tout de suite ce que son père voulait insinuer. Il fit une mine intriguée en direction de son paternel.
-    Oui… j’y suis depuis tout petit parce que ma maman, elle… enfin… elle avait pas beaucoup d’argent alors…
- Oui, je comprends, mon garçon, répondit Mr Lebosquet, ça a dû être dur pour toi.
-     Non, ça va. Je savais pourquoi maman, elle a fait ça.
-   Est-ce que vous pourriez nous expliquer, fit Eddy, agacé de ne pas saisir.
Son père se tourna vers lui, puis s’accroupit afin d’être à la hauteur de son fils.
-    Parfois, les parents en difficulté placent leur enfant à l’abbaye pour leur bien. Parce qu’ils ne veulent pas que celui-ci soit malheureux à cause de leurs problèmes.
-    Quels problèmes, demanda Elie.
-   Je vous expliquerai mieux plus tard. Pour l’instant, il faut rentrer. Viens, Edward !
Eddy s’apprêta à partir, puis s’arrêta pour demander confirmation.
-    Séraphin ?
-    Oui, E-Eddy ?
-    Juste pour savoir, tu dis que… tu es à l’abbaye ?
-   Oui, j’y habite pour l’année sauf juillet et août, là je peux aller voir ma maman.
-   Et tu veux savoir la meilleure, demanda subitement Elie. Moi aussi, je vais à l’abbaye. Mais seulement dans une semaine et « y passer mon adolescence » comme disent mes parents.
Eddy sentit comme un éclair le traverser. Ses parents aussi lui avaient annoncé une nouvelle comme celle-ci. Lui qui ne voulait pas entendre parler de cette idée au départ, sentit comme une furieuse envie de rejoindre ses amis en ce lieu. D’ailleurs, s’il n’y était pas allé, il n’aurait pu revoir ni Elie ou Séraphin qui était sans doute en promenade à ce moment-là ou quelque chose comme ça. La sécurité des enfants était prioritaire dans ce village, on pouvait presque dire qu’ils pouvaient se balader n’importe où sans risquer quoi que ce soit.
Il embrassa ses amis puis courut dans la direction de ses parents pour leur annoncer que finalement, il voulait aller à l’abbaye. Il s’était dit que finalement, ce ne serait pas si terrible que ça…  

J'espère que vous n'avez pas trop mal aux yeux pour le moment, je trouve que ce n'est pas très agréable de lire sur un écran mais bon, je ne sais pas faire autrement.

Et voici une petite image pour mieux visualiser les différents personnages principaux :
Vous les reconnaissez ? Ils étaient là aussi à la page d'accueil tout au dessus. Sauf qu'ici ils ont 11 et 8/9 ans (je n'arrive jamais à choisir pour Séraphin...) et qu'à la page précédente, ils ont entre 15 et 17 ans.


Bon maintenant la suite :
2
Par Edward, 11 ans
 
 
Rien que le fait d'apercevoir cette abbaye au loin me donnait la chaire de poule, alors se retrouver devant la façade et me dire que j'y resterais plus des trois quarts de l'année me dégoûtait, voir m'horrifiait. Je descendis de la Peugeot de mon père qui était assortie à l'affreuse couleur grise des pierres taillées des hauts murs, ma mère m'embrassa pour m'encourager à garder mon sang-froid et fit retentir l'énorme cloche rouillée superposée à côté des portes d'entrée en bois. J'avais quasiment prié pour que cette cloche tombe en morceau pour l'empêcher de sonner et qu'elle atterrisse sur moi, me provoquant de graves fractures et ainsi m'empêchant d'entrer dans cet endroit détestable et d'y passer ma pauvre adolescence pendant un long moment. Mais non, elle resta intacte, sonna plus fort que je ne l'avais imaginé et l'une des lourdes portes s'ouvrit lentement en grinçant. J'entendis un souffle d'effort et vis une drôle de personne apparaître. C'était une femme, certes, mais qui n'avait rien de féminin. Elle portait une sorte de"robe" noire bouffante qui lui donnait l'air d'être énorme et par dessus, une grande collerette blanche qui me faisait penser à un bavoir. Sous un énorme chapeau blafard douteux se cachait son visage. Elle semblait aussi âgée que ma mère et d'ailleurs elle lui ressemblait un peu : sa manière de se tenir, ses petits yeux sévères et ses lèvres pincées me donnaient l'impression que ma mère avait une soeur jumelle. Cette idée me fit frissonner. La dame en question nous regarda attentivement, me fit un sourire semblable à une grimace et plaça ses mains dans une grande poche située à l'avant de son costume. Elle prit une profonde inspiration et dit d'une voix grave :
-      Monsieur et Madame Lebosquet ?
Dès le début de sa phrase, sa voix me fit frémir d'angoisse. Mille questions se posèrent dans ma tête : est-elle gentille avec les enfants ? Est-ce une enseignante ou une simple soeur ? Est-elle la directrice dont je ne savais plus le nom exacte dans ce domaine ? Tout ça me donnait mal à la tête, je préférai attendre de voir. Ma mère répondit mollement que c'était bien eux et qu'ils étaient là pour m'amener. Je soupirai et sentit l'inquiétude me gagner de plus en plus. La soeur exécuta un geste pour nous inviter à entrer et mon père me poussa à l'intérieur. Je n'avais vraiment plus le choix, je devais me faire une raison.
Nous traversâmes un long couloir qui longeait la vaste pièce où l'on donnait sûrement les cérémonies puisqu'on y trouvait l'autel, plusieurs rangées de bancs et de statues de personnes qui m'étaient inconnues. Dans ce fameux couloir, nous passâmes à côté de plusieurs portes en fer pourvues de barreaux, comme dans les prisons. L'une d'entre elles s'ouvrit soudainement, ce qui me fit reculer d'un pas sous l'effet de surprise. Un garçon de mon âge, ou peut-être un peu plus jeune, me percuta de plein fouet. Je tombai à la renverse et sentis que le bas de mon dos me faisait atrocement mal. Je repris mes esprits avant de pouvoir distinguer clairement celui qui m'avait heurté. J'ouvris de grands yeux étonnés tout en le fixant. Il avait un visage allongé dans le sens horizontal et légèrement comprimé en vertical. Ses yeux allongés étincelaient d'un vert de jade et ses lèvres d'étendaient presque sur toute la largeur de son visage. Et ses cheveux ondulés... ce fut la première fois que je voyais des cheveux de couleur auburn. Enfin, la couleur était plutôt située entre le fushia et le brun. Et la chose qui se remarquait beaucoup chez lui, c'est ce grain de beauté en dessous de son oeil à sa gauche. Il me regarda comme s'il me prenait de haut, bien qu'il soit plus jeune que moi. Il me semblait assez grand pour son âge, mais c'était sans doute dû au fait que je sois assis par terre. La soeur se rapprocha de lui tandis que ma mère m'aida à me relever.
-  Veuillez excuser Patrick, c'est un garnement qui ne regarde jamais où il va.
-    Ce n'est pas grave, répondit faussement mon père.     
Après m'être relevé, je me rendis compte que "Patrick" me fixait, toujours avec ce regard provocateur. Aucun sourire n'apparaissait sur ses lèvres. Il se retourna et continua son chemin. La soeur nous invita à nouveau à la suivre et nous arrivâmes devant une porte en bois ciré bien plus soignée que les autres que j'avais vues auparavant. La soeur chercha dans sa poche ventrale la clé qui servait à ouvrir cette entrée et en sortit une, mais grise et complètement rouillée. Le bruit de son passage dans la serrure faisait un bruit désagréable, je m'en suis bouché les oreilles. Finalement, nous entrâmes dans une petite pièce qui sentait le renfermé. Les murs étaient recouverts d'un papier peint vert foncé horrible déchiré à certains endroits. La lumière du lustre pendu au plafond vacillait, me donnant mal aux yeux.
-    Veuillez vous asseoir, disait la bonne soeur.
Elle nous montra un atroce bureau brun foncé et trois sièges dont les pieds de chaise semblaient ne plus beaucoup tenir. Je m'assis avec prudence sur ce siège invraisemblable et me frottai les mains. Mes parents firent de même. La soeur s'assit à son tour et ouvrit un dossier dont la couverture bleue laissait à désirer.
-   Bon, nous pouvons commencer l'entretien. Monsieur, Madame, avant que vous ne veniez, j'ai consulté le dossier de votre fils. Il a l'air d'être un bon garçon. Mais s'il veut être bien vu ici, il faut qu'il soit apte à travailler et à respecter certaines règles obligatoires. Par exemple, il est interdit de sortir de l'abbaye non accompagné ou cela sera considéré comme une fugue. Il n'y a pas de visite dans l'année scolaire, c'est-à-dire de début septembre à fin juin. Les garçons peuvent sortir accompagnés de leurs parents de juillet à août et dorment là-bas mais s'ils le désirent, ils peuvent rester ici juillet et août également.
Je me demandais qui voudrait rester ici pendant les vacances en pouffant. Mon père le remarqua et me donna un léger coup dans l'épaule pour que je me tienne tranquille. Elle continua :
-    Il y a également les règles habituelles comme ne pas courir dans les couloirs et se taire à table. Maintenant je vais vous parler des horaires.
Elle sortit un autre dossier vert pomme cette fois et l'ouvrit à la page du milieu.
-    Tout d'abord, les garçons se lèvent à 06h00 pour avoir le temps d'enfiler la tunique exigée de cet établissement. Puis, nous déjeunons à 06h30 après avoir dit le bénédicité et à 07h30, nous allons à l'église où chaque garçon exécute son rôle qui lui a été attribué. Votre enfant comprendra bientôt. Vers 10h00, ils font les tâches qui leurs on été attribuées également comme la vaisselle, passer le balai, nettoyer les tables, nettoyer les chambres ou les classes et j'en passe.
Je l'écoutai, pétrifié d'horreur. Je n'avais jamais fait aucune de ces tâches ménagères et je sentais que j'allais bientôt regretter de ne pas avoir aidé ma mère à faire le ménage...
-   A midi, lorsque les garçons ont fini, nous passons à table et à 13h00, ils ont temps libre jusqu'à 13h45. Ensuite, ils ont cours de mathématiques, français, latin puis d'histoire sur notre religion jusqu'à 18h00. Bien sûr, ils ont un quart d'heure de temps libre entre chaque cours et lorsqu'ils sont finis, nous passons à nouveau à table pour le souper jusqu'à 19h00. Ceci étant terminé, les garçons font leurs tâches respectives jusqu'à 20h00 et avant l'heure du coucher, c'est-à-dire 21h00, ils ont temps libre. C'est l'horaire de tous les jours mise à part le dimanche, puisque à 13h45 ce jour-là, nous sortons en groupe pour leur permettre de s'acheter un petit plaisir avec l'argent que les parents envoient parfois par courrier. Me suis-je bien fait comprendre ?
Mes parents approuvèrent d'un oui de la tête. En ce qui me concerne, je n'étais mais alors pas du tout convaincu de la vie ici. Déjà que l'heure du coucher ne me convenait pas alors l'heure du lever, c'était encore pire. Mais je me forçai à approuver également pour leur faire plaisir. La soeur se leva de sa chaise et serra la main de mes parents. A partir de ce moment-là, j'étais accepté dans cet enfer, si je peux me permettre.
Je me retrouvai ainsi, seul dans ma "cellule" quasiment vide mise à part un lit qui grinçait affreusement, une vieille lampe qui vacillait comme si on s'amusait à l'allumer et à l'éteindre en permanence et une croix en bois accrochée au mur qui me semblait plus étroit que les autres à cause de l'éclairage. Je voyais mes parents partir au loin du haut de la vitre pourvue de barreaux, tout comme la porte. Et oui, la soeur, que l'on appelle la "Mère Supérieure" avait nommé cette sorte de chambre une "cellule", autant vous dires que ça me faisait encore plus penser à une prison. Il fallait que je me change les idées. Je pensai à Séraphin. Ses beaux cheveux blonds et ses grands yeux turquoise chassèrent ces images de cet endroit désobligeant. Maintenant que j'y pense, il avait quasiment les mêmes yeux que moi...
Soudain, on frappa à la porte. Elle s'ouvrit de suite après que j'autorise l'entrée. Je m'attendais à ce que ce soit la Mère Supérieure qui venait me parler d'autres fichues règles à respecter mais non, ce n'était pas elle. C'était une petite silhouette à la place d'une femme d'une taille démesurée, c'étaient de petites mains fragiles à la place de grandes paluches tremblantes et c'était un petit garçon à la place d'une femme.
-    Séraphin, m'exclamai-je.
-    O-oui..., répondit-il, toujours avec ses adorables joues rouges d'anxiété.
Il ferma la porte derrière lui et s'approcha de mon lit sur lequel j'étais allongé de tout mon long.
-    Alors, finalement... tu...tu es venu, dit-il en se cachant le visage pour ne pas montrer sa timidité.
-    Oui, je suis là. Comment vas-tu, Séraphin ?
-    B-bien... Et toi ? Pas trop surpris de cet endroit ?
-    Eh bien... je m'attendais à quelque chose de plus... enfin, de moins... Bref ! Tant que tu es là, tout va bien !
-    C'est vrai ?!
Il s'empressa de poser ses mains sur sa bouche, rougissant de plus belle. Peut-être qu'il était gêné de s'être écrié ainsi, moi je trouvais ça assez mignon.
-   Je veux dire... c'est gentil de dire me dire ça. Est-ce que ça veut dire que je compte pour toi ?
-    Bien sûr ! Tu es mon ami après tout.
Je lui souris avant de lui caresser doucement ses cheveux.
-    Je vais prendre l'habitude de faire ça.
-    C...ça ne me dérange pas...
Nous avions bavardé longtemps. Il me raconta un peu sa vie. Lorsqu'il naquit, sa mère dut l'élever seule car son père venait de mourir d'un accident de voiture. Mais comme le métier de sa mère ne rapportait pas beaucoup d'argent, puisque ça ne coûtait rien, elle décida de le placer tout jeune à l'abbaye, pour son bien. Mais elle ne manquait pas de lui rendre visite tous les jours de vacances, ni de lui envoyer des tonnes de courrier pendant l'année. Ainsi, elle faisait en sorte de ne pas trop lui manquer. Mais je remarquais souvent que Séraphin n'était pas vraiment content de cette situation mais qu'il tenait bon, c'était un enfant très fort.
Puis je lui parlai de moi, que mes parents m'y avaient presque obligé mais que je m'était fait une raison, que ma mère était mère au foyer et mon père, policier haut gradé. Nous étions tous deux fils uniques et nous rêvions tous deux également d'avoir un frangin. Moi, un petit frère pour lui apprendre tout ce que je sais et lui, un grand, pour l'aider à s'affranchir de sa timidité. Sans me vanter, je me trouvais parfait pour ce rôle. Mais voilà, il avait une famille et moi aussi, je ne pouvais le considérer que comme un ami proche.
Mon regard fut attiré par quelque chose de touffu qui dépassait des bras de Séraphin. Une sorte de petit animal beige avec de longues oreilles.
-    Il est à toi, ce lapin, demandai-je doucement.
-    Oui, c'est Lapi, répondit-il.
"Original" pensai-je à ce moment-là. Je frôlai de la main la tête de "Lapi" en riant, puis je me tournai vers mon ami.
-    Tu n'es pas un peu vieux pour avoir un doudou ?
-    Maman dit la même chose... Mais j'ai du mal à m'en séparer. Avant que les autres garçons de mon âge n'arrivent, je me faisais toujours embêter par les plus grands. Alors, comme je n'avais pas d'autres amis, je me consolais toujours auprès de Lapi... Tu trouves ça idiot ?
-     Non, ce n'est pas ce que voulais dire.
Il me souris, je le lui rendis. Puis je me rendis compte qu'il était toujours debout à côté de mon lit et moi, j'était affalé. Je tapotai sur mon lit tout en me redressant pour me retrouver en position assise.
-    Viens t'asseoir, Séraphin !
-    Je peux...?
-    Bien sûr que tu peux !
Il s'assit à côté de moi peureusement après avoir fait un petit bond sur le lit. Il me regarda, tout souriant, je passai à nouveau ma main dans ses cheveux.
C'est à ce moment-là que je m'était dit que j'avais de la chance d'avoir rencontré un si adorable gamin.

Pas trop dur à lire jusque là ?
3
(Par Séraphin, 9 ans)
 
J'attendais le jour avec impatience. J'avais tellement envie de le voir à nouveau. J'écoutais le bruit des voitures et des motos. C'était fort mais c'était comme une tradition à 5h30 du matin. Chaque fois, toujours à la même heure, on entendait que ça. Ah ! Que je voulais que la Mère Supérieure vienne nous réveiller plus tôt, pour que je puisse lui parler à nouveau. Jamais je n'avais oublié de ce que nous avions parlé la veille. J'aimais bien l'écouter parler de sa vie, mais je ne voulais pas l'embêter avec mes histoires à moi. J'étais sûr de le rendre mal à l'aise.
Il ne restait plus que quelques minutes avant que ce ne soit l'heure de nous lever. J'en avais assez d'attendre, je me levai, j'enlevai mon pyjama, je mis mon uniforme gris un peu trop grand, j'attrapai mes chaussures ainsi que mon peigne que m'avait envoyé ma mère quelques années auparavant. Je me dépêchai car déjà j'entendis les pas de plusieurs garçons déjà prêts au travail dans les couloirs. J'ouvris la porte de ma cellule et suivis le mouvement.
Puis me vint une idée. Pourquoi ne pas aller le réveiller par moi-même ? L'impatience me gagna et je courus vers la porte de sa cellule qui était juste en face de la mienne. Déjà quelqu'un attendait en face de l'entrée.
-    Tiens ! Qu'est-ce que tu fais là, Patrick ?
-    Rien. On m'a chargé de réveiller le nouveau.
-    Eddy ?
-    Ouais, c'est ça.
Patrick frappa à la porte une fois, puis une deuxième fois plus fort. Pas de réponse. Je le voyais s'énerver, il n'était pas du genre patient. Alors, je posai ma main sur la poignée et elle s'abaissa. Eddy n'avait pas fermé sa porte à clé. J'entrai à pas de loup. Il faisait encore très sombre, alors que les rayons du soleil commençaient à éclairer la pièce. Je tentai de percevoir la silhouette d'Eddy dans son lit, sous ses draps tous éparpillés sur et à côté de son lit. J'en conclus qu'il bougeait beaucoup pendant la nuit. Je m'approchai de la couchette tandis que Patrick s'appuya contre le mur du couloir, attendant d'un air agacé qu'Eddy se lève. J'abordai de la main la couverture et commençai à l'enlever. Le dormeur tira l'autre bout d'un coup sec en grognant. Je me rapprochai encore plus jusqu'à en arriver à la hauteur de son nez.
-    Eddy ?
Il me répondit par une sorte de murmure qui ressemblait à une plainte. Je remarquai tout de suite qu'il n'aimait pas se lever tôt.
-    Il faut te réveiller...
Il bougea un peu la main ainsi que son visage. Je vis ses yeux s'ouvrir très doucement et de petites lueurs s'allumèrent dans ses pupilles. Nous restâmes ainsi plusieurs minutes, attendant de voir qui de nous deux allait réagir en premier. Soudain, ses yeux s'ouvrirent en grand brutalement et il poussa un cri avant de s'écarter vers l'arrière. Je fis de même et je tombai sur mes fesses.
-    Séraphin ! Tu m'as fait peur !
-    C'est toi qui m'as fait peur !
Je me levai avec difficulté tandis qu'Eddy se frotta les yeux en baillant. Patrick, lui, souffla bruyamment tout en enroulant l'une de ses mèches autour de son index, visiblement ennuyé. Je me rapprochai du lit et je m'appuyai contre la bordure.
-    Eddy ! Il faut y aller !
-    Mais où ? Et... quelle heure il est ?
-   Il est passé 6h00, répondit Patrick à ma place, et il faudrait que tu te grouilles. Si tu arrives en retard dès le premier jour, tu ne seras pas bien vu ici.
Eddy fit une tête comme quoi il ne comprenait pas, puis bondit comme une puce pour atterrir sur le sol bruyamment, enleva son dessus de pyjama et chercha quelque chose pendant quelques secondes dans la pièce.
- Je... Je n'ai pas encore l'uniforme, avoua-t-il en rougissant légèrement.
-    Quel idiot, murmura Patrick.
-    Si, il y en a un dans ton armoire.
Je montrai du doigt un coin de la pièce où se trouvait une petite ouverture grise munie de deux poignées en métal. Eddy fit une moue étonnée et ouvrit l'armoire qui grinçait. Il attrapa l'uniforme, mit une minute top chrono pour l'enfiler et faillit percuter Patrick qui l'arrêta net en tendant son bras devant lui.
-    Tu n'aurais pas oublié quelque chose, l'idiot ?
Eddy se regarda, intrigué et regarda Patrick en fronçant les sourcils. Je m'approchai de lui et pointa du doigt son col.
-    Ton chapelet, Eddy, lui murmurai-je en souriant.
Il se retourna et agrippa la petite croix accrochée à la chaîne sur sa table de nuit. Je lui expliquai que sans ce chapelet, il ne serait pas considéré comme un "fidèle" et que l'oublier dans sa cellule serait un blasphème. Il avait l'air de prendre ça à la légère, il se moqua presque de moi... Il s'arrêta de rire dès que son regard croisa celui de Patrick qui le fixait d'un regard noir. J'avais cette mauvaise impression qu'ils n'allaient pas bien s'entendre, je ne comprenais d'ailleurs pas pourquoi. Patrick fit grincer la porte pour monter son impatience d'aller déjeuner. Eddy souffla, passa devant moi et, comme il avait dit qu'il en prendrait l'habitude, ébouriffa mes cheveux de sa main. Et moi, comme je n'était pas habitué à autant de familiarités, je rougis tout en essayant de le cacher. J'était presque honteux de devenir aussi rouge pour si peu, ce qui n'arrangeait pas les choses.
On traversa le couloir dont les radiateurs chauffaient autant que dans un frigo et on arriva devant la grande porte grise du réfectoire. Patrick l'ouvrit d'un rapide coup de main et elle donna vue sur la cantine. Je me tournai vers Eddy pour lui montrer où se trouvaient la porte des toilettes ainsi que l'impressionnante architecture de la cheminée qui, pour moi, était la plus belle chose qui se trouvait dans cette abbaye. Je lui prit la main pour le guider vers sa place à la grande table où plusieurs garçons avaient déjà prit place. Peu après, j'étais assis entre Eddy à ma droite et Patrick à ma gauche. La Mère Supérieure entra. Elle se plaça en tête de table et nous demanda de nous lever.
-    Bonjour, mes enfants, dit-elle.
-    Bonjour, ma Mère, répondit-on en coeur.
-    Aujourd'hui, nous avons un nouveau venu dans notre établissement. Tâchez de faire bonne impression et d'être aussi accueillants et agréables que pour les autres fois où nous avions vu un nouveau fidèle franchir les portes de notre sainte abbaye.
J'écoutai attentivement jusqu'à sentir une légère caresse sur ma main.
-    J'en ai déjà marre, murmura Eddy à mon oreille.
J'ouvris de grands yeux et fis une grimace amusée. Je me retournai ensuite pour entendre la suite du discours lorsque Eddy m'appela à nouveau. Je le vis faire de drôles de grimaces. Je fronçai les sourcils pour lui faire comprendre qu'il n'était pas clair jusqu'à ce que je me rende compte qu'en réalité, il se moquait de la Mère Supérieure. Je ne pus m'empêcher de pouffer. Eddy fit un grand sourire et montra une grande satisfaction de m'avoir fait rire.
-  Edward et Séraphin, ça suffit, hurla la Mère Supérieure.
Je baissai le regard. Je l'entendis se lever et se rapprocher de là où nous étions. J'osai regarder ce qu'elle faisait du coin de l'oeil et je la vis lancer un regard noir à Eddy.
-    Pour un premier jour, tu fais fort !
-    Désolé, répondit Eddy.
-    Ne me réponds pas !
Les autres pouffèrent et se murmurèrent des choses à l'oreille tout en regardant amèrement Eddy. Je me retournai pour voir ce que faisait Patrick. Il s'indigna tout en discutant avec son plus proche ami qui était assis juste à côté de lui. Il s'appelait Toma, je crois. Je ne le voyais pas souvent en groupe, il restait toujours seul avec Patrick.
Après une courte enguelade, nous dîmes le bénédicité et le déjeuner se termina rapidement. Puis, on se rassembla autour du tableau des tâches où il était noté chacune de nos fonctions attribuées à chacun de nous. Eddy était le seul qui n'en avait pas encore mais la Mère Supérieure eut vite fait de remédier à ça. Elle lui annonça que puisqu'il aimait rigoler tant que ça, il sera corvée de vaisselle avec un gentil compagnon qui tenait ce poste depuis plus longtemps que lui. Moi, en ce qui me concerne, j'était souvent de corvée de nettoyage du réfectoire, comme Patrick.
Il faisait tellement sale ce jour-là, on aurait dit que les garçons avaient fait une bataille de nourriture. Je restai la plupart du temps de corvée à quatre pattes sur le sol à frotter les traces, tel une souillon. Mais ça importait peu. Patrick, lui, balayait le sol avec de lents va et vient, tout en regardant par la fenêtre d'un air pensif.
-    Tout va bien, Patrick, demandai-je calmement.
-    Oui, pourquoi ?
-    Depuis plusieurs jours, tu n'arrêtes pas de regarder par la fenêtre, qu'est-ce qu'il y a de si intéressant ?
Il ne me répondit pas. Je m'approchai de la vitre en cherchant le centre de son attention. Je vis les garçons qui s'occupaient du jardin. Et au centre de tous ceux-ci, il y avait Toma.
-    Pourquoi tu le regardes autant ?
-    Parce qu'il est le seul qui me comprenne ici, répondit-il en se remettant à balayer. Et aussi que c'est le seul ami que j'aie dans cette baraque.
-    Ben et moi, demandai-je d'une voix un peu gnangnan sur les bords, sans m'en rendre compte tout de suite.
Il me regarda du coin de l'oeil puis continua de balayer. Quelques fois, je n'arrivais pas à comprendre Patrick. Beaucoup de garçons l'appréciaient et cherchaient à avoir des conversations avec lui mais rien n'y faisait, il voulait toujours rester seul. Jusqu'à ce qu'un jour, Toma eut le courage et la patience d'insister et insister, jour après jour, afin de faire parler le coeur de Patrick. Depuis ce jour, ils ne se quittèrent plus, ils restèrent toujours ensemble que ce soit pendant les temps libres ou les repas. Ils allèrent même jusqu'à insister auprès de la Mère Supérieure pour être ensemble dans la chorale dont j'en faisais également partie à l'époque. Et ce qui était comique, c'est qu'à chaque fois que Patrick tombait malade et donc ne pouvait pas chanter, Toma se mettait ce qu'il appelait "en grève de chant". Et donc, comme la Mère Supérieure dut accepter, il passa le reste du temps à rester auprès de Patrick, comme s'il était un objet précieux qui demandait beaucoup de soin et d'attention. Il est vrai que Patrick se considérait comme quelqu'un de très pur et quelque peu narcissique, même à seulement 10 ans.
Je n'eut presque jamais l'occasion de parler à Toma, d'ailleurs. La seule fois où j'ai pu lui adresser la parole, il m'a parlé de Patrick :"Tu sais, Séraphin, même si Patrick est parfois désagréable et quelque peu ignoble à certains moments, il n'en est pas moins un garçon qui a besoin d'attention et d'amitié."
J'ai toujours connu la voix de Toma comme grave et sensuelle, c'est peut-être grâce à ça qu'il a pu apprivoiser le mauvais caractère de Patrick. Tous les garçons de l'abbaye connaissaient Toma comme étant un jeune homme attirant aux cheveux soyeux châtain clair et aux petits yeux d'un marron profond. Il était aussi connu comme un Don Juan passant ses vacances d'été à flirter avec les plus jolies fillettes du villages. Personnellement, ça ne m'aurait pas étonné.
Le temps de penser à tout ça, il était déjà l'heure d'aller à l'église. Je m'approchai de la porte de la cuisine pour voir où en était Eddy. Je l'ouvris, et découvris une pièce, celle habituelle, mais cette fois remplie de savon et d'eau par terre.
-   Mais... qu'est-ce qu'il s'est passé, ici, demandai-je, alarmé.
Eddy et Elie s'arrêtèrent brutalement de se bagarrer avec la mousse du produit vaisselle et me regardèrent longuement avec des yeux de merlan frit. La porte de l'autre côté de la pièce s'ouvrit pour laisser entrer la Mère Supérieure et je ne l'avais jamais vue aussi colérique. Je me dit sans trop savoir pourquoi que l'abbaye allait être très animée...
 
4
(Par Patrick, 16 ans)
 
 
Cela faisait six ans que l'idiot était arrivé à l'abbaye. Et pendant ces six années, il n'avait absolument pas changé. Moi non plus, d'ailleurs. J'étais toujours le même, moi aussi. En réalité, la vie était tellement vide à l'abbaye qu'il n'y avait absolument rien qui pouvait briser cette routine maussade. Je méprisais ce haut plafond au-dessus de ma tête dans ma cellule, ce plafond que je ne cessais de fixer lorsque j'entrai pour la première fois dans cette "chambre". Chaque soir, puisque j'étais insomniaque sur les bords, je le contemplai alors qu'il était aussi passionnant et agréable à regarder que le vide noir et profond qui se créait lorsque l'on fermait les yeux.
Les temps libres également étaient pour moi une rude épreuve à passer en solitaire. Comment pouvez-vous trouver les temps de pause plaisants si vous n'avez personne pour vous tenir compagnie ? Alors je restai là, allongé sur cette couchette grinçante et inconfortable en attendant un jour meilleur. J'avais l'impression d'en avoir toujours voulu à la Terre entière. Et mon ancienne vie n'avait rien de très enviable. J'avais une mère alcoolique qui perdit son travail de photographe suite à un scandale totalement justifié et un père qui ramenait ses maîtresses du bureau chaque semaine. Il m'a dégoûté des femmes ainsi que des hommes d'affaire... Non, ça m'a dégoûté de tout être humain. Je ne pouvait croiser une femme sans repenser à toutes ces salopes que mon père ramenait. Et ça, c'était depuis tout petit. Ma mère me reprochait souvent de mépriser les hôtes qui nous invitaient boire un café qui étaient généralement des femmes. D'ailleurs, ma mère encourageait ces dames à me gifler si je faisais la moindre remarque désobligeante. Alors, en rentrant, je m'enfermai dans ma chambre pour ne plus en sortir avant le lever du soleil. J'avais déjà eu envie de me tuer, ainsi ça aurait arrangé tout le monde. Mais je suis toujours en vie et ce, grâce à un garçon. Ce garçon légèrement plus âgé que moi m'avait fait retrouver le sourire avec telle rapidité et je ne m'y attendais absolument pas.
Toma. Si tu n'avais pas été là, je ne sais pas si je serais encore de ce monde aujourd'hui. Je l'ai rencontré à 10 ans, moi regardant par la fenêtre, lui en train de travailler au jardin. Je ne peux pas cacher que je l'épiais souvent, il me semblait si... différent. Il avait quelque chose que les autres n'avaient pas, ce petit quelque chose qui peut changer une vie en cours de route. Ce jour-là, c'était mes premières corvées de nettoyage du réfectoire. Je regardai au loin, debout devant la fenêtre, le balai à la main. Je rêvais d'être loin de cet endroit, là où je pourrai enfin connaître le bonheur. Puis mon regard fut attiré par les garçons qui travaillaient dans les plants de pommes de terre juste à l'étage en dessous de là où je me trouvais. Puis il se retourna, et me regarda à travers la baie vitrée. Je me souviens d'avoir détourné le regard sur le coup de la surprise et après avoir vérifié qu'il était parti, je l'aperçus à nouveau en train de me sourire cette fois. Nos regards s'étaient rencontrés pour la première fois à travers une fenêtre et un haut étage nous séparait. Mais je retournai à mes occupations aussitôt, car à ce moment-là, je n'en avais rien à faire. "C'est un regard comme un autre" me disais-je. Ouh ! Comme je me trompais... Car plusieurs jours plus tard, dans le long couloir gris qui longeait les cellules, je transportait mes lourds livres de cours péniblement. La porte de la classe de Latin était toute proche mais je sentais que le plus gros bouquin qui supportait tout le reste de mes cours penchait du côté gauche. Je n'avais aucune envie de ramasser tout ça si jamais ils tombaient à terre. Mais la lourdeur me faisait pencher vers l'avant, puis vers l'arrière. Je m'imaginais m'étaler par terre, avec ce fardeau étalé également un peu partout. Les livres allaient tomber, je le sentais. Pourtant, je sus retrouver l'équilibre un court instant mais, par malheur, je marchai sur quelque chose qui semblait être mon lacet et me fit tomber à la renverse. Je fermai les yeux, je ne voulais pas voir ça. J'attendais le choc avec le plancher... Une seconde, puis deux, puis cinq secondes s'étaient écoulées depuis que mes yeux étaient fermés. Pas de choc, j'avais juste ressenti la même impression que l'atterrissage d'une pomme sur un coussin. J'ouvris les yeux doucement, jusqu'à apercevoir un visage, presque comme celui d'un ange, avec de beaux yeux marrons, situé à peine à vingt centimètres de moi. Il me fallut plusieurs secondes pour comprendre qu'en réalité, j'avais été rattrapé par le machiste de l'abbaye, le Don Juan du village. Je poussai un cri de stupéfaction.
-   Ah ! Je t'ai fait peur, demanda-t-il d'une moue étonnée. Je t'ai vu t'écrouler, j'ai pensé bien faire en te rattrapant.
- Oui merci ! Mais maintenant, je dois y aller, m'exprimai-je d'une voix odieuse.
Je me redressai rapidement et me dirigeai vers mes livres éparpillées un peu partout autour de moi. Je repris tout en main mais les bouquins s'étalèrent par terre à nouveau. Je me retint de sortir un juron. Je vis l'autre s'accroupir et commença à ramasser les plus gros ouvrages.
-    Laisse-moi porter ça pour toi, disait-il.
-    Non, ça ira.
-    Je crois avoir plus de force que toi alors, tant qu'à faire ! De toute façon, tu n'arriveras jamais jusqu'à la classe tout seul.
Je me sentis outré. De quel droit pouvait-il me parler comme ça ? J'essayai de ramasser ce qu'il restait à terre mais il m'en empêchait. Après tout, s'il avait envie de ressembler à un baudet, c'était son problème !
-    Au fait, c'est quoi ton p'tit nom ?
Je soulevai un sourcil. Est-ce qu'il parlait à tous les garçons de cette manière ? Je détestais ce genre de familiarités à l'époque.
-    Pourquoi te le dirais-je, demandai-je d'un air abject.
-  Aller ! Qu'est-ce que tu as à perdre à me le dire ? T'inquiète, je ne vais pas te mordre. Moi, c'est Toma !
Je l'observais du coin de l'oeil, le regard mauvais. Je n'avais pas envie de lui parler, je ne voulais pas qu'il s'occupe de moi car qui sait ce qu'il pouvait me faire comme vacherie, s'il était dans le même cas que mes anciens "amis" qui firent tout pour me pourrir la vie auparavant.
-    Patrick.
-    Joli !
Je sentis la gêne me monter à la tête. Je n'aimais pas que l'on parle de mon prénom car cela crée tout un bordel dans ma tête. Le nom Patrick me faisait penser à la fête de Saint Patrick qui est la fête nationale de l'Irlande, le pays d'origine de mon infidèle de père. Alors non ! Ce nom n'est pas "joli" en ce qui me concerne ! Nous arrivâmes quelques temps plus tard jusqu'à la porte de la classe où le Père Maurice avait déjà commencé à donner son cours. Il nous invita à nous dépêcher d'entrer et de nous installer au banc qui était encore libre.
Un moment plus tard, je fouillai mon plumier à la recherche de mon stylo. Disparu. Dans mon sac, rien non plus. Le stress commença à me gagner surtout qu'une interrogation sur les déclinaisons était prévue pour aujourd'hui et j'étais sûr que personne allait me prêter un bic, voir un crayon dans le pire des cas, si je leur demandais, même si je n'avais jamais essayé de demander.
-    Tiens, c'est ça que tu cherches ?
Toma me tendis sa main et je reconnus mon stylo noir entre ses doigts fins. Je l'attrapai et commençai à écrire pour vérifier qu'il marchait toujours. Il laissa apparaître un petit fil d'encre le long de la feuille.
-    Je ne sais pas ce que tu as fichu, mais je l'ai retrouvé sur mes jambes.
Quelque chose me surprenait à chaque fois chez lui, c'est le fait qu'il soit aussi pacifique. Je ne suis pas du genre très poli d'habitude et quand quelqu'un me rend un service, il me rappelle toujours à l'ordre pour me faire remarquer mon impolitesse, celle de ne pas souvent dire "merci". Mais dans le cas de Toma, il se fichait de ma discourtoisie. Il avait l'air de trouver cela naturel dans mon cas. Il était tellement tolérant que je trouvais cela de plus en plus agaçant. Mais en même temps, cela m'avait un peu touché... C'était la première fois que je rencontre un garçon tel que lui, aussi différent. Où alors, c'était juste une idée que je me faisais.
Plus tard, dans la soirée, je soufflai en m'imaginant l'heure de temps libre, celle juste avant d'aller se coucher. J'imaginais un nième temps de pause aussi passionnant que de regarder un ciel gris tout le long d'une journée. Bien qu'il était à peine huit heures, je désirais dormir au plus profond de moi pour que cette journée se termine au plus vite. Je fermai les yeux et tentai de compter les moutons dans ma tête, même si j'étais sûr que ça n'aurait pas marché. Soudain, un bruit me fit sursauter. Un bruit de coup, quelque chose comme ça. J'ouvris les yeux et me redressai. J'écoutai. Le bruit avait cessé. Je me recouchai lorsque j'entendis le bruit à nouveau. Cette fois, j'en était sûr. Il y avait quelqu'un qui frappait à la porte de ma cellule.
-    Oui ?
-    C'est moi, c'est Toma !
-    T-Toma ?
-    Oui. Je peux entrer ?
-    Eh bien... oui, vas-y. Entre.
La poignée de fer s'abaissa et la porte s'ouvrit doucement. Je vis la tête de Toma se glisser à travers l'ouverture ainsi qu'un grand sourire enthousiaste sur son visage.
-    Alors, marmotte ! Tu dors déjà ?
Marmotte ?
-    Je me suis dit que passer une soirée tout seul, c'est pas cool alors je me suis permis de m'inviter dans ta cellule, dit-il en s'asseyant sur mon lit. Il faillis s'asseoir maladroitement sur mes jambes. Je me reculai, un peu effrayé par tant de vitalité.
-    Qu'est-ce que tu me racontes de beau, coco ?
-    Tu veux bien arrêter avec tout tes surnoms.
-    Hé bien, la dernière fois, quand je t'ai dit que tu avais un joli prénom, tu as fait la grimace. Alors je me suis dit que peut-être tu n'aimais pas que je t'appelle par ton vrai nom.
Un éclair me traversa pendant une seconde. Comment le savait-il ? L'imaginer qu'il puisse lire dans mes pensées m'apeura un court instant. Mais je revins immédiatement à la réalité.
-    C'est juste que... je n'ai pas l'impression que ce nom me soit bien approprié.
-    Ah ! Et comment veux-tu que je t'appelle alors ?
Je réfléchis tout en enroulant une mèche de cheveux autour de mon index. Jamais personne ne m'avait posé une telle question jusqu'à cet instant.
-    Je... je ne sais pas.
On se regarda longuement, comme si on voulait s'identifier mutuellement. Je ne sus jamais combien de temps on s'était regardé dans les yeux. Ceux de Toma étaient si profonds qu'on pouvait s'y perdre. Des yeux d'une couleur pourtant si banale d'habitude, alors que chez lui, c'est en partie ce qui faisait qu'il soit si différent...
 
-    ...rick... Patrick... Patrick !
J'ouvris les yeux brutalement. J'avais trop dormi. Je voyais le plafond couvert de toiles d'araignées au dessus de ma tête et j'entendis des pas qui se baladaient autour de moi.
-    Où... où suis-je, murmurai-je, un peu dans les vapes.
-    Tu es au réfectoire, tu as glissé sur une petite flaque de produit de nettoyage, disait la voix de Toma.
Je repris mes esprits et j'aperçus les silhouettes de quatre adolescents autour de moi. Je reconnus Toma, Séraphin et les deux autres idiots.
-   Je suis vraiment désolé, s'inquiéta Séraphin. J'avais oublié de frotter à l'endroit où tu es tombé !
-    Et ça a fait un sacré "boum", rigola Elie. Celui-là, l'envie de le tabasser me prit souvent, je dois l'avouer. Toma me tendit la main pour m'aide à me relever et passa mon bras par dessus son épaule.
-    Voilà, appuie-toi sur moi, dit-il.
-   Tu es sûr que tout va bien, demanda Edward, parce que la marque sur ta nuque ne me rassure pas beaucoup.
-    Je crois que ça va aller, répondit Toma à ma place, je vais le raccompagner dans sa cellule. Ne vous inquiétez pas, je m'occupe de lui.
Il est vrai que j'étais assez sonné à ce moment-là. Je voyais à moitié flou et je ne sentais presque plus mes jambes, juste assez pour replacer mes pieds correctement sur le sol. Toma me soutint tout le chemin pour arriver jusqu'au cachot qui me servait de chambre. J'agrippai son épaule et laissai échapper quelques mots.
-    Tu sais, tu n'est pas obligé de me soutenir comme ça...
-   Préfères-tu que je te porte sur mon dos ? Voir te porter comme une princesse ?    
-    Non merci, ça ira.
Il ne restait plus que quelques mètres qui nous séparaient de la porte de ma cellule. Je m'appuyai de plus en plus contre Toma, la fatigue me gagnait petit à petit. Je serrai fortement sa veste car une pensée désagréable me traversa l'esprit.
-    J'ai l'impression d'être un fardeau pour toi.
-    Tu ne l'es pas.
-    Mais j'ai toujours été si... odieux, si pitoyable des fois.
-   C'est ta nature, Patrick. Tu es toi et tu dois rester toi. Ne change rien si c'est pour faire meilleur impression aux yeux des autres.
-    Je n'ai jamais dit ça !
-    Non mais tu sais que je vois en toi comme dans un livre ouvert.
Oui, Toma. Tu es le seul à pouvoir faire ça, à pouvoir me faire retrouver le sourire et à me redonner confiance en moi.

5
(Par Toma, 17 ans)
 
 
J'avais fait un rêve vraiment bizarre cette nuit-là. J'étais au milieu d'une immense foule composée de silhouettes blafardes, mais elles n'avaient pas de visage. Elles marchaient autour de moi et faisaient comme si je n'étais pas là. Moi, je marchais, la tête en l'air, sur un chemin de terre blanche comme du sable. Soudain, des dizaines de portes tombèrent d'en haut pour se placer sur mon chemin. Même si certaines s'ouvraient sans problème, d'autres restaient closes mais si je tentais de les enfoncer. Plus j'ouvrais de portes, plus celles-ci me donnaient accès à d'autres chemins, plus sombres et plus glauques. Toutes les silhouettes blanches disparurent subitement lorsque j'empruntai l'un des chemins obscurs et que tous ceux-ci se rassemblèrent en un seul. Cette voie s'arrêta après plusieurs mètres et au bout se dressait une autre silhouette, noire et mystérieuse celle-là. Je crois que c'était un garçon, mais je ne vis pas son visage. Tout ce que j'aperçus au loin, c'étaient les racines verdâtres et repoussantes qui montaient de plus en plus sur le corps du gars, jusqu'à l'étrangler. Je tentai de le secourir mais rien à faire, je ne pouvais pas bouger, comme si mes pieds étaient cloués au sol. Des petites ouvertures s'ouvrirent sur ce sol devenu rouge sang et laissant échapper des fumées noires asphyxiantes. J'étouffais, l'autre mourrais peu à peu...
 
J'ouvris les yeux difficilement. Je ne sentais plus mes jambes, comme si j'avais couru le marathon. J'enlevai ma couverture car j'étais trempé de sueur, sûrement à cause de ce cauchemar inquiétant. Bien qu'encore dans les vapes, je ressentis subitement une présence juste à côté de moi. Je tournai la tête et vit Patrick dans une position bizarre à côté de moi. Il était à genou à côté de mon lit mais le haut de son corps était appuyé son le matelas. Je l'observai attentivement, j'aimais bien le voir dormir. Quand il dormait, Patrick avait la bouche légèrement ouverte et c'était comme s'il marmonnait de courtes phrases dans son sommeil. Je m'approchai pour mieux entendre ce qu'il exprimait dans sa langue d'origine : "Stop... Don't go there... I want you to go back to bed..." Ce qui signifiait : "Arrête. N'y va pas. Je veux que tu retournes au lit." J'adorais l'entendre parler dans sa langue maternelle, cela me rappelait son petit côté irlandais, bien que je n'y connaissais pas grand-chose et qu'il évitait de parler anglais devant les autres. Je n'avais pas envie de le réveiller mais je voulais savoir ce qu'il faisait dans ma chambre en plein milieu de la nuit. Je caressai doucement sa main, puis je commençai à donner de légers coups sur son épaule et je prononçai son nom de plus en plus fort : "Patrick... Patrick. Patrick !"
Sa main bougea et il ouvrit les yeux en faisant la grimace.
-    Mm... Qu'est-ce que...? Quelle heure il est ?
-  Patrick, qu'est-ce que tu fais dans ma chambre, demandai-je d'un air intéressé.
-    Quoi...? Ah oui ! Je me suis encore endormi ici...
-    Et c'est pourquoi je te pose cette question. Pourquoi dors-tu à genou, à côté de mon lit ?
-    C'est de ta faute.
Je le regardai d'un air choqué, puis intrigué. Je le voyais attendre une réaction de ma part tout en chipotant à l'une de ses mèches. Il me regardait comme si j'étais le dernier des imbéciles. Je lui souris en haussant les épaules pour lui faire comprendre que je ne comprenais pas et il se frotta le front longuement avant de répondre d'un ton parfaitement péteux :
-   Pour la dernière fois, très cher, tous les soirs, je me casse le... le postérieur à vous courir après dans les couloirs pendant la nuit pour réparer vos bêtises de rêveur ambulant.
-    Pas compris.
-    Toma, tu es somnambule !
Je me souviens de l'avoir regarder avec de grands yeux tel un parfait crétin et je me mis à pouffer.
-    Moi ? Tu plaisantes.
-  Pourquoi est-ce que tu dois oublier à chaque fois... Cette nuit, tu as failli entrer dans le bureau de la Mère Supérieure et sans aucune discrétion, évidemment.
-    Ah bon ? Heu... d'ailleurs, j'ai une autre question.
-    Laquelle ?
-  Où est-ce qu'il se trouà ve, le bureau de la Mère Supérieure, justement ?
Patrick leva les yeux au ciel puis se leva. Il marcha sur la pointe des pieds pour ne pas risquer le moindre bruit et se dirigea vers la porte de ma cellule.
-    Où vas-tu, lui murmurai-je.
-    Je retourne dans ma cellule. Et n'oublie pas de fermer ta porte à clé, pour une fois.
-    Attends ! Pourquoi le ferais-je ?
Patrick pointa son index sur sa bouche pour m'inciter à baisser d'un ton.
-    Parce qu'ainsi, ça m'évitera de me lever une fois par semaine au beau milieu de la nuit pour t'éviter de te prendre une porte ou de dévaler l'escalier, voilà pourquoi.
-    Mais si je ferme ma porte à clé, alors plus personne ne pourra me réveiller.
-    Comment ça ?
-   Hé bien, dans ma famille, nous avons le sommeil plutôt lourd et il n'y a que les mises en mouvement qui puissent nous tirer du lit. Vous pouvez vous mettre à trois pour tambouriner la porte, mais je ne vous entendrai pas.
-    Tu es sérieux ?
-    On ne peut plus sérieux.
Nous nous regardâmes, lui d'un air intrigué, moi d'un air satisfait, comme si j'avais sorti une réponse qui tuait. Il se remit en mouvement et abaissa la poignée de porte.
-    Il ne reste même pas une heure avant l'heure du lever, tu n'es pas obligé de retourner dans ta cellule.
-   Avoue que ce serait bizarre qu'on nous retrouve un matin tous les deux dans la même cellule.
-    Bah ! On dira que c'était en toute amitié, Patrick.
-    Si tu le dis, répondit-il avec méfiance mais aussi avec amusement. Je lui souris, il fit de même. Cette dernière phrase conclut notre conversation jusqu'au matin.
 
Quelques heures passées, il était temps de se mettre au boulot ! Les tâches du matin étaient annoncées, tout le monde se dépêchaient à enfiler les différents costumes correspondant à chaque fonctions dans l'abbaye. En ce qui me concerne, je ne changeais pas d'uniforme, je gardais toujours ce vêtement gris clair que tout le monde portait en dehors des heures de tâches. C'était également le cas de Patrick et Séraphin puisque nous sommes les voix principales de la chorale. Les différentes fonctions du matin dans l'abbaye sont : la chorale, les acolytes comme c'est le cas pour Eddy et pour un autre jeune homme prénommé Valentin, les instruments, mais comme il n'y avait qu'un piano et un orge, il n'y avait qu'une personne qui pouvait tenir ce rôle et enfin, ceux qui restaient assis sur les bancs à prier et à énoncer les passages bibliques à tour de rôle. Nous n'étions pas nombreux à l'abbaye, donc nous pouvions chacun choisir sa fonction librement.
 
La messe allait bientôt commencer. Debout devant la chef de chorale, j'épiais l'entrée où arrivait celui qui accompagnait les voix au piano ou à l'orgue. Je n'arrivais plus à me souvenir de son prénom. Il faut savoir qu'il était toujours tout seul, s'entraînait en solitaire jusqu'à des heures impossibles et était complètement coupé de toute conversation avec les autres. Il était encore pire que Patrick. J'avais du mal à me souvenir de son visage, mais je savais qu'il n'était parfois guère agréable à regarder. Je tournai la tête vers Séraphin qui était la voix principale des principales du chœur et lui demandai s'il connaissait le pianiste.
-   Non, pas vraiment. Bien qu'il soit ici depuis plus longtemps que certains, il est presque inconnu de tout le monde. Mais il y a une personne qui le connaît plutôt bien, je crois...
-    Qui ça, demandai-je.
-    Je crois que c'est Valentin, l'autre acolyte.
-    Ah ! Lui...
Valentin avait le même âge que Séraphin et était totalement soumis au règlement. Il ne jurait que par ça. Sans les règles, il serait complètement perdu. Pourtant, bien que ce soit Séraphin qui le dise, je ne m'imaginait pas Valentin s'entendre avec quelqu'un comme le pianiste. Valentin était si... pur, si innocent et si gentil alors que le pianiste était si...
-    Les garçons, mettez-vous en position ! Jean-Sébastien est arrivé !
Voilà ! Il s'appelait Jean-Sébastien ! Il entra d'un pas lent, il regardait à terre et il avait de grosses cernes sous les yeux. Je jetai un coup d'oeil rapide à Valentin pour les comparer et je me rendis compte qu'ils étaient totalement à l'opposé. Valentin avait des cheveux châtain clair, des yeux de biche bleus, un sourire touchant et, je ne savais pour quelle raison, il adorait porter sa ceinture au dessus de son ventre. Jean-Sébastien, lui, avait des cheveux mi-longs limite rouges, des yeux gris en amande, un regard inquiétant et était aussi fin qu'un piquet. Il faisait peur la plupart du temps.
Jean-Sébastien s'approcha du piano, releva le couvercle, fit craquer ses doigts squelettiques dont le bruit me dégoûta légèrement et il commença à jouer.  Les voix à l'arrière chantonnèrent doucement, puis le deuxième rang frappèrent dans les mains en crescendo pour donner le rythme et le premier rang où nous étions, Séraphin, Patrick et moi, chanta les premiers couplets du "Beni soit le Seigneur". Je jetais toujours un oeil sur Patrick pour voir si nos voix s'accordaient toujours aussi bien. Comme toutes les répétitions, j'avais adoré chanter avec lui et Séraphin. J'avais pensé un jour qu'on pouvait créer notre propre groupe et partir loin d'ici. Voilà un rêve de plus pour oublier cette abbaye lugubre.
 
Midi sonnait. Ce jour-là, nous avions eu de la soupe d'oignons avec des lardons. Ouh ! Que je déteste ça ! Rien ne pouvait me faire plus râler que d'être forcé à manger cette horreur ! J'observais Patrick avaler sa soupe goulûment, ça me donnait envie de régurgiter.
-    Comment peux-tu manger ça, lui demandai-je d'un air dégoûté.
-    C'est toujours mieux que de manger du saucisson, me répondit-il sans s'arrêter de déguster son potage.
-    Mais non, c'est bon le saucisson.
-    Ne me le dis pas à moi, dis le à mon estomac. Je n'ai jamais su digérer la viande, surtout ça. Le seul moyen de me faire manger de la barbaque, c'est de la couper en morceau et la mélanger à du bouillon.
-    Bonjour ! Je peux m'asseoir, demanda une petite voix.
Je me retournai. Valentin se dressait devant moi. Il portait un lourd plateau à ses fragiles mains d'enfant.
-  Bien sûr, viens, lui répondis-je en lui prenant son plateau pour le poser sur la table.
-    Merci.
Il s'assit, arrangea ses couverts et but une petite gorgée d'eau. Il porta ensuite une petite cuillérée de soupe à ses lèvres et fit une grimace.
-    Pas bon, demandai-je.
-    Je préfère de bonnes carbonnades à la bière, répondit-il.
-    Je vois que tu as de très bons goûts en matière de cuisine, rigolai-je en lui souriant.
-    Heu, se plaignit Patrick, je ne peux pas être d'accord puisque la viande me donne des nausées lorsque elle arrive dans mon estomac.
-    Je ne savais pas, ça, disait Valentin.
Nous mangeâmes en silence plusieurs secondes sans nous regarder. Je faisais tourner ma cuillère sur la table, Patrick racla le fond de son bol pour ne pas perdre une goûte de ce "délicieux" breuvage et Valentin se mordit l'ongle du pouce. Je regardai autour de moi et vis Edward, Séraphin et Elie deux tables plus loin. Je remarquai qu'Edward aimait passer sa main dans les cheveux de Séraphin. Remarque, c'est plutôt tentant, cette chevelure blonde platine. Je me tournai vers Valentin et prit mon courage à deux mains.
-   Dis-moi, Valentin, quelle genre de relation as-tu avec Jean-Sébastien ?
-  Moi ? Hé bien, je... nous sommes amis, répondit-il timidement.
-   Tu le connais bien ?
-   Pas vraiment, il est assez réservé et il ne dit pas grand-chose... Il a un côté assez mystérieux que j'apprécie.
-   Comment peux-tu apprécier un gars pareil ! Moi, il me fait flipper, hurla presque Patrick à travers le réfectoire.
Presque tout le monde se retourna. Plus personne ne parla. Je ne me rendis pas tout de suite compte qu'en réalité, Jean-Sébastien était debout derrière Patrick. Celui-ci se retourna lentement et regarda la "Goule", c'était le surnom de Jean-Sébastien quand on ne se rappelait plus de son prénom, dans les yeux. La Goule avait un regard on ne peut plus menaçant et j'aurais juré qu'il allait frapper Patrick. Au lieu de cela, il passa son chemin après avoir lancé un regard sans vie à Valentin. Les autres garçons se remirent à manger et je sentis Patrick mal à l'aise.
-    Non, vraiment. Il fait peur, murmura-t-il.
-    Tu ne le connais pas, répondit Valentin, je sais que derrière ce masque de garçon ténébreux se cache un être humain qui a besoin d'attention.
-    Tout comme toi, Patrick, lui dis-je en tapotant sur sa main.
Il me regarda, puis me sourit. Je jetai un rapide coup d'oeil à Valentin. Je ne savais pas pourquoi, mais j'avais l'impression que la Goule cachait plus de choses que l'on imaginait.



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